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Je suis un marin du ciel,

 

Cela fait maintenant quatre mois que j’ai passé avec succès ma qualification de nuit. Un long processus démarré à Landivisiau, en Bretagne. Désormais, je fais partie du cercle très fermé des pilotes qui s’envolent pour des missions nocturnes depuis le porte-avions, le cercle des « Hiboux ». À ce moment précis, je m’aligne sur la piste principale, guidé par les hommes et les femmes du pont. Ils sont vêtus de vert, de blanc, de marron, de jaune…

 

 

Chacun son métier, chacun ses codes. Je suis seul à bord de mon avion de combat, je vais rejoindre mon coéquipier, déjà catapulté, pour cette mission au service de mon pays. Je suis seul, mais ils sont près de mille cinq cents à être derrière moi. Mille cinq cents personnes qui œuvrent pour une seule mission, la nôtre. La nuit est claire et mon état d’esprit oscille entre l’excitation de la mission et l’appréhension de sa complexité.

 

 

Ça n’est plus un entraînement, nous partons vers une zone tenue secrète pour y collecter des renseignements. Le « Charles de Gaulle » file à près de vingt nœuds suivant une route dite « Avia ». Dans une poignée de secondes, le sabot de catapulte accroché à mon train d’atterrissage avant et mû par de la vapeur, va me propulser de zéro à deux cent quarante kilomètres par heure en moins de trois secondes. Mon bel avion, un Dassault modèle « Rafale », est en configuration lourde. Ça veut dire que je vais devoir actionner la postcombustion sur la piste avant même d’avoir rejoint le ciel. Sur le pont, tout est plus tendu, je sais que les marins sont nerveux à cette idée. Le photographe maritime à genoux sur mon tribord me confiera plus tard qu’il avait eu l’impression de se retrouver dans un méchoui géant et d’être le plat principal de la recette…

 

 

Ça y est, c’est le moment. Un jeu de signes avec les marins du pont, je lève les mains au-dessus du casque, le chien jaune donne le départ de son feu vert et les opérateurs planqués dans une boîte blindée à ras le pont libèrent mon oiseau de fer et de feu. À l’image d’une fusée « Ariane » qui serait disposée à l’horizontale, je dégage une énergie folle à l’esthétisme magmatique et d’une force tellurique… Je m’enflamme un peu sur la sémantique, de l’ordre de quinze tonnes de poussée tout de même. À titre de comparaison, un « Boeing 747 » développe soixante-dix tonnes de poussée. Je pèse à peine quinze tonnes, l’avion de ligne quatre cents…

 

 

À ce stade, je ne maîtrise rien et c’est quelques secondes plus tard, après que mon corps a subi une force de cinq « G », que je reprends les commandes et mes esprits. Le porte-avions expulsera une quinzaine d’autres « Hiboux » à raison d’un aéronef toutes les trente secondes. Parmi eux, la « Nounou », un avion emportant une grosse capacité de carburant dans un réservoir ventral que le néophyte considère souvent comme une bombe. C’est une de ces « Nounous » qui viendra me ravitailler dans quelques heures et me permettre d’étendre ma zone de surveillance…

 

 

À ce moment précis, je sais que bon nombre de gens observent mon bel oiseau prendre de l’altitude. Pour l’avoir observé cent fois depuis le pont avant d’être qualifié de nuit, je sais que j’éclaire la surface de la mer avec les flammes émises par mon arrière. Cela dure à peine quelques secondes. Je sais également que c’est très beau.

 

 

Je laisse un vide béant sur le pont. Plus de vibrations, ni d’infrabasses, plus d’odeurs ni de bruits déchirants. Le bateau peut reprendre sa route. Je le rejoindrai au petit matin. Il ressemblera à un timbre-poste collé sur une carte postale bleu azur sur lequel il faudra apponter.

 

 

Je sais une dernière chose. Un jour, je pourrai raconter cela à mes petits-enfants. Je serai très fier.

 

 

Je suis un pilote de l’aéronavale, je suis un marin du ciel.